Nous, chanteuses et princesses
Dans les années 80, toutes les petites filles rêvaient de devenir chanteuse. Cela se manifestait par des robes à manches longues ornées de volants et de petits nœuds mignons sans fonction particulière, dans un style gitan guindé ou par des tenues de lycra, longs t-shirts de coton, brassières flottantes et queues de cheval maintenues d’élastiques fluo. Qu’est-ce qui les attirait tant? Etre admirées, maquillées, porter de belles robes? On peut les imaginer seules au milieu d’une flaque de soleil artificiel sur une grande scène vide, devant laquelle se compresse une foule immense et suante pour célébrer son minois aux lèvres fardées, ses trilles vocales et les émotions venues du fond de la gorge et du ventre. On ne rêve plus de devenir chanteuse. Désormais, les petites filles veulent être princesses.
Princesse, c’est être admirée, maquillée et porter de belles robes, mais non plus accessoirement. La robe est l’essence de la princesse. L’admiration qu’elle suscite aussi. C’est l’incarnation non accessoire de tout ce qui faisait le glamour de la chanteuse. La chanteuse est soumise à des aléas carriéristes. Une mauvaise gestion de l’image risque de la condamner à la ringardise et à l’oubli subséquent. La princesse, elle, ne peut pas être une mauvaise princesse, remplissant mal son rôle, et être remplacée. Elle sera plutôt une princesse mauvaise, c’est-à-dire que tous ses choix pourront être jugés, mais sans que l’on questionne son statut royal. Dans les dessins animés, elle perdra à la fin. Elle ne deviendra pas reine et elle disparaîtra probablement pour laisser place à la réalisation des plans dynastiques et politiques de l’élue, sa sœur ou cousine. Sans emploi, transformée en crâpeau, en plante verte ou en citrouille, condamnée à une hibernation involontaire, si elle était délivrée, elle reviendrait cependant, et serait toujours princesse, même maudite.
Avec l’évolution de la pédagogie et des représentations, la princesse rebelle est même valorisée, élargissant le spectre des possibles de cette identité. Les princesses elles-mêmes sortent du protocole, créent des scandales ou se comportent en originales, car elles le peuvent. Elles peuvent devenir chanteuses, si elles y ont rêvé. Et créer une marque de maillots de bains, ou autre prêt-à-porter. Princesse permet toutes les activités et donne un coup d’avance sur la concurrence. Habituée à la gestion d’une cour fluctuante et portée tant par l’adulation que par les intrigues et médisances, la princesse saura tirer son épingle du jeu même le plus vicié. Elle naviguera par-delà les effondrements successifs, sachant l’essence-même de son identité inaliénable, et elle inaugurera avec confiance et certitude les produits de ses dernières occupations.
Fugue, cursus, excursus
Dans une approche karaoké “avant l’heure”, Mrs Miller et Florence Foster Jenkins ont su déposséder les standards musicaux de leurs capacités évocatrices en fusionnant la maîtrise à l’incompétence. Mrs Miller est devenue la professionnelle du saccage des auteurs-stars alors en vogue (tels que les Beatles et Sinatra), et de son côté, Florence Foster Jenkins, dans un style plus torturé, a su profaner le génie musical de Mozart et son rôle d’opéra inoubliable, la Reine de la Nuit. C’est comme si l’incompétence de ces chanteuses désappropriait la musique de son éther pour la ramener à la physicalité de sa construction, déplaçant, tout à la fois, la musique néo-classique, country, pop, rock… dans ses retranchements et tocs ringards. […]
Mrs Miller, Will Success Spoil Mrs Miller?!, 1966
Florence Foster Jenkins, The Glory of the Human Voice, 1941-1944.
Nous voulons des actes conséquents
Nous postulons la béatitude
Nous accaparons l’intime
Et il lui répond, alors oui
J’ai le droit de savoir ce que tu ressens
Elle lui adressa un sourire
Et elle répondit à son sourire par un sourire
[…]
La vague structuraliste des sciences humaines dans les années 70 a popularisé la notion de texte: l’œuvre d’art comme texte, l’auteur comme texte. L’entièreté de l’entité culturelle devient le domaine de la philologie ou d’anthropologues mettant au jour les structures sous-jacentes à la création.
Les artistes de la communication verbo-visive, de la visibilité communicationelle ont absorbé ces notions de manière fulgurante et parfois trop approximative au goût des protagonistes intellectuels qui ne se reconnaissaient pas dans ces nouvelles gammes d’objets hybrides produits en leur nom, avec leur nom en soutènement théorique, avec leurs concepts comme entités magiques invoquées pour conjurer le vide. L’ère théoricocratique-magique?
Avec la délocalisation du texte dans les serveurs informatiques et les plates-formes du capitalisme omniscient, son traitement par des intelligences artificielles, il vient rejoindre l’entièreté des productions culturelles dans le smog numérique. Etablir le texte ne sera plus possible. La notion de palimpseste, utilisée par les littérateurs structuralistes, n’a plus cours: plus de parchemin sur lequel remonter les origines. Désormais, co-présences contradictoires, génomes semi-compatibles produisant des néophytes invasifs, où le patrimoine héréditaire bascule dans l’ordre du mythe. La fonctionnalité immédiate devient le critère décisif dans un monde fluctuant et sans garanties, où les bulles financières peuvent exploser à tout moment, où l’industrie du disque s’est écroulée sans que personne ne la pleure sauf quelques vieux cocaïnomanes contraints de vendre leurs voitures de collection.
La pureté revendiquée, en musique, provoque des effets délétères. Effectivement, la continuation trop fidèle des éléments devenus, par la force des choses, canoniques, produit un étrange effet de temporalité faussée: le présent est dans le passé. Effets pervers du purisme. La pratique musicale avant-gardiste pop doit nécessairement passer par l’impur, la famille recomposée, la rupture et le rabibochage sur l’oreiller. Remettons le présent dans le futur.
Nous, chanteuses et princesses
Dans les années 80, toutes les petites filles rêvaient de devenir chanteuse. Cela se manifestait par des robes à manches longues ornées de volants et de petits nœuds mignons sans fonction particulière, dans un style gitan guindé ou par des tenues de lycra, longs t-shirts de coton, brassières flottantes et queues de cheval maintenues d’élastiques fluo. Qu’est-ce qui les attirait tant? Etre admirées, maquillées, porter de belles robes? On peut les imaginer seules au milieu d’une flaque de soleil artificiel sur une grande scène vide, devant laquelle se compresse une foule immense et suante pour célébrer son minois aux lèvres fardées, ses trilles vocales et les émotions venues du fond de la gorge et du ventre. On ne rêve plus de devenir chanteuse. Désormais, les petites filles veulent être princesses.
Princesse, c’est être admirée, maquillée et porter de belles robes, mais non plus accessoirement. La robe est l’essence de la princesse. L’admiration qu’elle suscite aussi. C’est l’incarnation non accessoire de tout ce qui faisait le glamour de la chanteuse. La chanteuse est soumise à des aléas carriéristes. Une mauvaise gestion de l’image risque de la condamner à la ringardise et à l’oubli subséquent. La princesse, elle, ne peut pas être une mauvaise princesse, remplissant mal son rôle, et être remplacée. Elle sera plutôt une princesse mauvaise, c’est-à-dire que tous ses choix pourront être jugés, mais sans que l’on questionne son statut royal. Dans les dessins animés, elle perdra à la fin. Elle ne deviendra pas reine et elle disparaîtra probablement pour laisser place à la réalisation des plans dynastiques et politiques de l’élue, sa sœur ou cousine. Sans emploi, transformée en crâpeau, en plante verte ou en citrouille, condamnée à une hibernation involontaire, si elle était délivrée, elle reviendrait cependant, et serait toujours princesse, même maudite.
Avec l’évolution de la pédagogie et des représentations, la princesse rebelle est même valorisée, élargissant le spectre des possibles de cette identité. Les princesses elles-mêmes sortent du protocole, créent des scandales ou se comportent en originales, car elles le peuvent. Elles peuvent devenir chanteuses, si elles y ont rêvé. Et créer une marque de maillots de bains, ou autre prêt-à-porter. Princesse permet toutes les activités et donne un coup d’avance sur la concurrence. Habituée à la gestion d’une cour fluctuante et portée tant par l’adulation que par les intrigues et médisances, la princesse saura tirer son épingle du jeu même le plus vicié. Elle naviguera par-delà les effondrements successifs, sachant l’essence-même de son identité inaliénable, et elle inaugurera avec confiance et certitude les produits de ses dernières occupations.
Fugue, cursus, excursus
Dans une approche karaoké “avant l’heure”, Mrs Miller et Florence Foster Jenkins ont su déposséder les standards musicaux de leurs capacités évocatrices en fusionnant la maîtrise à l’incompétence. Mrs Miller est devenue la professionnelle du saccage des auteurs-stars alors en vogue (tels que les Beatles et Sinatra), et de son côté, Florence Foster Jenkins, dans un style plus torturé, a su profaner le génie musical de Mozart et son rôle d’opéra inoubliable, la Reine de la Nuit. C’est comme si l’incompétence de ces chanteuses désappropriait la musique de son éther pour la ramener à la physicalité de sa construction, déplaçant, tout à la fois, la musique néo-classique, country, pop, rock… dans ses retranchements et tocs ringards. […]
Mrs Miller, Will Success Spoil Mrs Miller?!, 1966
Florence Foster Jenkins, The Glory of the Human Voice, 1941-1944.
Nous voulons des actes conséquents
Nous postulons la béatitude
Nous accaparons l’intime
Et il lui répond, alors oui
J’ai le droit de savoir ce que tu ressens
Elle lui adressa un sourire
Et elle répondit à son sourire par un sourire
[…]
La vague structuraliste des sciences humaines dans les années 70 a popularisé la notion de texte: l’œuvre d’art comme texte, l’auteur comme texte. L’entièreté de l’entité culturelle devient le domaine de la philologie ou d’anthropologues mettant au jour les structures sous-jacentes à la création.
Les artistes de la communication verbo-visive, de la visibilité communicationelle ont absorbé ces notions de manière fulgurante et parfois trop approximative au goût des protagonistes intellectuels qui ne se reconnaissaient pas dans ces nouvelles gammes d’objets hybrides produits en leur nom, avec leur nom en soutènement théorique, avec leurs concepts comme entités magiques invoquées pour conjurer le vide. L’ère théoricocratique-magique?
Avec la délocalisation du texte dans les serveurs informatiques et les plates-formes du capitalisme omniscient, son traitement par des intelligences artificielles, il vient rejoindre l’entièreté des productions culturelles dans le smog numérique. Etablir le texte ne sera plus possible. La notion de palimpseste, utilisée par les littérateurs structuralistes, n’a plus cours: plus de parchemin sur lequel remonter les origines. Désormais, co-présences contradictoires, génomes semi-compatibles produisant des néophytes invasifs, où le patrimoine héréditaire bascule dans l’ordre du mythe. La fonctionnalité immédiate devient le critère décisif dans un monde fluctuant et sans garanties, où les bulles financières peuvent exploser à tout moment, où l’industrie du disque s’est écroulée sans que personne ne la pleure sauf quelques vieux cocaïnomanes contraints de vendre leurs voitures de collection.
La pureté revendiquée, en musique, provoque des effets délétères. Effectivement, la continuation trop fidèle des éléments devenus, par la force des choses, canoniques, produit un étrange effet de temporalité faussée: le présent est dans le passé. Effets pervers du purisme. La pratique musicale avant-gardiste pop doit nécessairement passer par l’impur, la famille recomposée, la rupture et le rabibochage sur l’oreiller. Remettons le présent dans le futur.